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Les répercussions économiques de la guerre en Ukraine pour l’Afrique et le Maroc

Les répercussions économiques de la guerre en Ukraine pour l’Afrique et le Maroc

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Par Abdelaaziz Ait Ali, Fahd Azaroual, Oumayma Bourhriba et Uri Dadush (Policy Center for the New South)

La guerre russo-ukrainienne aura des répercussions économiques et politiques dans les années à venir. Dans cette note, nous nous intéressons aux implications économiques de la guerre sur l’économie africaine à court et à long terme. Le conflit survient alors que l’Afrique s’efforce de mettre son économie sur la voie de la reprise, dans un contexte de pressions inflationnistes mondiales et de volatilité des marchés financiers et des matières premières. Alors que les exportateurs d’énergie vont pouvoir profiter de la crise, d’autres, comme le Maroc, seront durement touchés par la flambée des prix de l’énergie et des denrées alimentaires, ce qui va accentuer leurs déséquilibres extérieurs et leurs inquiétudes à propos de la hausse des prix et de l’évolution de la dette publique.

L’invasion de grande ampleur de l’Ukraine par la Russie le 24 février aura des répercussions politiques et économiques majeures sur le reste de la planète qui se feront sentir au cours des mois et des années à venir. La présente note est axée sur les conséquences économiques de la guerre pour les 54 pays africains et leur population d’un milliard d’habitants. Une attention particulière est accordée au Maroc, pays à revenu moyen de la tranche inférieure qui importe plus de 90 % de son énergie et la moitié de ses besoins en céréales et qui figure parmi les nations africaines les plus exposées à la crise.

Nous formulerons les principales observations suivantes:

  • la guerre entre la Russie et l’Ukraine est un événement majeur, peut-être l’incident international le plus dangereux depuis la crise des missiles de Cuba ;
  • son impact est difficile à prévoir, d’autant plus qu’elle intervient à un moment où l’économie mondiale est encore aux prises avec la pandémie et en proie à des pressions inflationnistes, qui risquent de s’intensifier, surtout si le conflit se prolonge ;
  • les perspectives économiques de l’Afrique n’étaient pas favorables bien avant la crise. Les implications de la guerre pour les pays du continent sont toutefois mitigées : si les exportateurs d’énergie réaliseront des gains importants, les importateurs d’énergie et de denrées alimentaires, comme le Maroc, en subiront les conséquences, accentuant ainsi leurs déséquilibres extérieurs et leurs préoccupations sur l’ampleur de la dette publique.

Situation économique au début du conflit

Un conflit entre la Russie et l’Ukraine, classées respectivement 13ème et 61ème plus grandes économies du monde en termes de PIB, et le grenier du monde, n’arrive jamais à un bon moment. Cela étant, la conjoncture actuelle est particulièrement ardue. L’économie mondiale traverse encore la quatrième vague pandémique et seuls 11 % des Africains ont un schéma vaccinal complet. Si l’économie mondiale en est à sa deuxième année de reprise et que les Perspectives économiques mondiales de la Banque mondiale (BM) prévoient une croissance de 4,4 % en 2022, l’incertitude reste élevée en raison de la pandémie, de la flambée des prix (l’inflation médiane étant passée de 2,2 % avant la pandémie à 3 %) et de la perspective d’une hausse des taux d’intérêt. Aux États-Unis, la première place financière mondiale, les prix ont augmenté de 7,5 % en janvier 2022 en glissement annuel, et la Réserve fédérale américaine prévoit plusieurs relèvements de son taux directeur en 2022 et 2023.

Les perspectives économiques de l’Afrique n’étaient déjà pas favorables avant l’invasion. L’Afrique reste très exposée à la pandémie et, selon la BM (2022), le revenu par habitant dans la plupart des pays africains restera inférieur aux niveaux pré-pandémiques, au moins jusqu’en 2023. L’inflation médiane a été annoncée à 5,1 % en glissement annuel à la fin de l’année 2021. L’Afrique, et notamment du Nord, est particulièrement touchée par les prix élevés des denrées alimentaires qui représentent près de 40 % du budget des ménages dans de nombreux pays. Les niveaux de pauvreté, mesurés à 1,90 dollar par jour, sont passés de 34 % avant la pandémie à 39 % (Perspectives économiques en Afrique 2021). Selon la classification de la Banque africaine de développement (BAD), les 43 pays africains importateurs d’énergie souffrent aussi indirectement des prix élevés du charbon, du gaz et du pétrole, car ils augmentent les coûts de production des engrais et des denrées alimentaires qui sont tous deux à forte intensité énergétique.

Impact de la guerre sur les échanges mondiaux

Les deux protagonistes du conflit ne sont pas des puissances systémiquement déterminantes dans l’économie mondiale, mais ils jouent un rôle de premier plan pour certains produits de base. Avec une population de 144 millions d’habitants, la Fédération de Russie représente environ 2 % du PIB mondial, soit à peu près la taille des économies belge et néerlandaise réunies. Son intégration dans les chaînes de valeur mondiales (CVM) est limitée et consiste principalement en la fourniture de matières premières sous forme de combustibles fossiles, de céréales et d’engrais. Les exportations de la Russie ne dépendent que dans une très faible mesure d’intrants étrangers. À titre d’exemple, si 24 % des exportations de l’Espagne sont constituées d’intrants étrangers ce pourcentage se situe à 9 % pour les exportations russes.

L’économie ukrainienne est bien plus diversifiée que celle de la Russie, mais elle est beaucoup plus petite et ne représente que 0,2 % de la production mondiale. Elle joue en revanche un rôle essentiel sur le marché international des produits alimentaires, puisqu’elle fournit 6 % des exportations mondiales de céréales et 10 % des exportations d’huile végétale et de graines oléagineuses. Ce pourcentage est encore plus important pour le blé, qui atteint 10 % des exportations mondiales et l’huile de tournesol, qui représente 50 % des exportations mondiales. Les régions de Donetsk et de Louhansk, où les opérations militaires font rage, représentent 8% de la production ukrainienne de blé et 9% des graines de tournesol (IFPRI, 2022). D’autres régions productrices importantes se situent aux frontières du Belarus et de la Russie, d’où les attaques militaires ont été lancées. La saison de récolte a lieu en été et les exportations se font à l’automne. La perturbation de la capacité d’approvisionnement et des voies de transport de l’Ukraine pendant et après le conflit aura certainement un effet immédiat important sur le prix de ces denrées.

Ensemble, la Russie et l’Ukraine sont des acteurs majeurs dans les secteurs de l’énergie, de l’alimentation et des engrais (tableau 1). La Russie joue un rôle central sur les marchés de l’énergie ; ses exportations représentent respectivement environ 11 % et 9 % des importations mondiales de pétrole et de gaz1 . La Russie représente 5 % des importations mondiales de céréales et 24 % de celles de blé. Les exportations russes d’huile de tournesol sont également essentielles pour le marché mondial, car elles représentent 23 % des importations mondiales de ce produit. La Russie est également le premier fournisseur au monde d’engrais (avec 12,5 % des importations mondiales d’engrais manufacturés) et un des premiers fournisseurs de métaux, notamment de palladium, de nickel et d’aluminium.

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Principales exportations ukrainiennes et russes et leurs parts dans le commerce mondial. Source: WITS

Autres effets sur l’économie mondiale

Les sanctions annoncées jusque-là à l’encontre de la Russie ne sont pas de nature à paralyser son économie. Elles ne prévoient pas, par exemple, à ce stade du moins, d’exclure la Russie du système SWIFT pour les transferts bancaires, ni d’arrêter les importations de pétrole, de gaz, de céréales et d’aluminium en provenance de Russie, tout simplement parce que ces sanctions seraient plus susceptibles de nuire aux consommateurs occidentaux, en particulier aux Européens, qu’à la Russie, qui a une faible dette et d’importantes réserves de devises étrangères. La Russie peut également réorienter une grande partie de ses exportations vers la Chine, avec laquelle elle entretient des liens de plus en plus étroits. La suspension de la certification du gazoduc russe vers l’Allemagne, NordStream2, qui est achevé mais pas encore opérationnel, et l’annonce de sanctions contre ses actionnaires par les États-Unis, pourraient réduire de 10 à 15 % les approvisionnements en gaz attendus par l’Europe. En d’autres termes, l’approvisionnement en gaz pourrait être insuffisant en Europe dans les années à venir, ce qui impliquerait la recherche d’autres sources de gaz et d’énergie et entraînerait une hausse des prix.

Même si le conflit porte un coup à l’économie russe, notamment en raison des sanctions imposées à quelques-unes de ses banques et à certains de ses ressortissants, et de la forte dévaluation du rouble qui affectera le pouvoir d’achat des Russes, et si la guerre dévaste l’économie ukrainienne, les effets directs sur le PIB mondial seront faibles en raison de la part modeste de ces économies dans la production mondiale. Ceci est particulièrement vrai si le conflit est de courte durée, comme beaucoup le prévoient, compte tenu de l’avantage militaire écrasant de la Russie.

Les principaux effets de la guerre se manifestent déjà dans la volatilité des marchés financiers et des produits de base et ils seront visibles dans les semaines et les mois à venir dans les agrégats relatifs à l’inflation et compliqueront les calculs des banques centrales déjà déterminées à resserrer leur politique monétaire. A mesure que le risque d’invasion perçu augmentait, puis se confirmait, les cours du pétrole sont passés de 88 dollars US le baril à 98 dollars US le baril, et les cours du blé de 759 cents US à 878 cents US par bushel. Au cours de la même période, les marchés des valeurs boursières en Europe et aux États-Unis ont respectivement reculé de 8 % et de 5,7 %. Le rendement des bons du Trésor américain à 10 ans a augmenté de 18 points de base, et le prix des plus grands ETF (exchange-traded funds – fonds négociés en bourse) d’obligations à haut rendement, comme HYG2 , a perdu 2,1% de sa valeur depuis le 1er février. Les indices boursiers se sont toutefois redressés au cours des dernières séances, en partie parce que les sanctions annoncées contre la Russie ont été moins sévères que prévu.

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Évolution des cours du blé et du Brent en 2022. Source: Wall Street Journal

L’incertitude grandissante affectera la demande de consommation et d’investissement dans le monde entier. Une mesure utile à cet égard est l’indice d’incertitude des politiques économiques pour les États-Unis. Il a enregistré une hausse sensible depuis début décembre 2021, qui a coïncidé avec la montée des tensions en Ukraine et le déploiement de troupes russes à ses frontières. Le climat d’incertitude se verra aggravé par l’effet de la hausse des cours du pétrole et des denrées alimentaires sur les agrégats de l’inflation. Selon certains analystes, cette hausse pourrait entraîner une augmentation de 1 à 1,5 % de l’inflation à la consommation. La perte de confiance et la hausse des prix de l’énergie laissent présager un ralentissement de la croissance. Oxford Economics, par exemple, estime que le PIB mondial ralentira d’environ 0,2 % en 2022 par rapport au scénario de base, l’Europe enregistrant une décélération d’environ 0,4 % qui persistera au cours des deux années à venir. La Russie sera la plus touchée, mais l’impact sera modéré avec une décélération de l’ordre de 1 % au cours des deux prochaines années. Dans leurs décisions de relèvement des taux directeurs, les banques centrales devront tenir compte à la fois de cette inflation plus élevée et du risque accru de ralentissement brutal dû à l’environnement incertain. Une inflation plus élevée augmentera la probabilité d’un atterrissage brutal de l’économie mondiale, voire d’un ralentissement économique prolongé au fur et à mesure que les taux directeurs sont relevés.

Effets sur l’Afrique

Sur les 54 pays que compte l’Afrique, 11 sont de grands exportateurs d’énergie et les autres sont des importateurs nets d’énergie, ou en quasi-autosuffisance. Pour illustrer les effets de la guerre sur l’Afrique, nous nous concentrerons sur six grandes économies. Trois sont des exportateurs d’énergie : l’Algérie, l’Angola et le Nigeria. Deux sont proches de l’autosuffisance énergétique : l’Égypte et l’Afrique du Sud. Le Maroc, pour sa part, est fortement tributaire des importations d’énergie et de denrées alimentaires. Ces six économies représentent ensemble plus de 60 % du PIB africain.

Les exportateurs de pétrole tireront de gros bénéfices de la hausse des cours du pétrole et du gaz de ces dernières semaines, sachant que les exportations de pétrole de l’Algérie représentent 18,9 % de son PIB, celles de l’Angola 36,5 % et celles du Nigeria 10,3 %. Ainsi, une augmentation de 20 à 30 % des cours du pétrole et du gaz, correspondant à ce qui a été observé ces derniers mois, si elle se maintient, entraînera une hausse de 4 à 6 % du revenu national de l’Algérie. Si ces pays sont également dépendants, à des degrés divers, d’importations de denrées alimentaires (le Nigeria étant le moins dépendant), le coût supplémentaire de la hausse des prix des denrées alimentaires serait éclipsé par les gains réalisés sur les exportations d’énergie.

Les effets de la guerre sur les importateurs d’énergie africains, qui ont également tendance à être des importateurs de produits alimentaires, sont fortement négatifs. Le Maroc est la plus grande économie africaine la plus susceptible de subir un choc négatif important du fait de la guerre, car ses importations de pétrole, de gaz et de charbon représentaient 6,4 % du PIB en 2019, soit environ le double de celles de l’Égypte et de l’Afrique du Sud, qui réalisent également d’importantes exportations d’énergie. Le Maroc est également un gros importateur de céréales. Le coût des céréales importées en tant que part du PIB s’élevait à 1,4 % en 2019, mais en raison d’une mauvaise récolte attendue en 2022, les importations pourraient être deux fois plus importantes, soit trois fois plus importantes que celles de 2021. Cela signifie que l’effet combiné de la hausse des cours du pétrole et des céréales, s’il se maintient, pourrait coûter au Maroc entre 1 et 2 % du revenu national cette année.

Au-delà de l’impact sur la balance extérieure du Maroc, la flambée des cours du pétrole et des denrées alimentaires aggravera le déficit budgétaire déjà élevé, estimé à 6,5 % du PIB cette année, dans la mesure où le gaz butane est subventionné. La hausse des prix intensifiera également les pressions inflationnistes, comme dans le cas de l’essence et des autres carburants dont les prix sont libéralisés. Avec les syndicats qui font pression sur les autorités pour qu’elles ajustent les salaires afin de compenser la hausse des prix, l’inflation semble destinée à être encore plus élevée.

La plupart des importateurs d’énergie africains sont des économies pauvres et peu industrialisées, avec des secteurs agricoles importants. Ils ne sont pas relativement aussi dépendants des importations d’énergie et de céréales que le Maroc, mais ils ont moins de marge de manœuvre budgétaire pour réagir. De plus, une proportion plus importante de leur population est proche des seuils de pauvreté et plus exposée aux chocs des prix alimentaires que ce n’est le cas au Maroc.

Il convient de noter que, selon l’ampleur et la durée des sanctions contre la Russie et la réaction de cette dernière, l’Afrique pourrait voir se présenter de nouvelles opportunités d’exportation vers l’Europe (son marché le plus important) et la Russie, avec une réorientation des exportations européennes vers la Russie et des exportations russes vers l’Europe. Parmi les secteurs qui pourraient être ainsi affectés figurent les fruits et légumes et le poisson en Russie, et les engrais en Europe. Les exportations marocaines d’engrais, par exemple, qui représentent 4,5% du PIB en 2019, concurrencent celles de la Russie sur les marchés européens, alors que les exportations marocaines de fruits et légumes et de poisson, qui représentent 2,6% du PIB du Maroc, concurrencent les exportations européennes en Russie. Un autre exemple est celui de l’Afrique du Sud, dont les exportations de fruits et légumes représentent 1,1 % du PIB.

Les effets de la guerre au niveau sectoriel sur l’Afrique, qui sont négatifs pour la plupart des pays, seront probablement amplifiés par l’effet de la détérioration des conditions macroéconomiques. La hausse des cours du pétrole et des taux directeurs à l’échelle internationale pour lutter contre l’inflation, le creusement des écarts sur les actifs à risque en raison de la persistance de l’incertitude, et le ralentissement de l’économie européenne, se répercuteront éventuellement sur l’Afrique. Les pays africains qui ont accès aux marchés internationaux pourraient voir leurs coûts d’emprunt augmenter de 1 ou 2 %. Cela ne devrait pas poser de problème aux pays ayant une faible dette extérieure et des déficits courants gérables, dont le Maroc. Cela étant, de nombreux pays d’Afrique, en particulier ceux qui sont tributaires des financements publics, ont atteint des niveaux élevés de dette extérieure dans le sillage de la pandémie et sont désormais particulièrement exposés.

Les responsables politiques du monde entier suivent de près l’évolution de la situation. À présent que l’invasion a été lancée, on ne peut qu’espérer que la guerre sera aussi courte et aussi peu sanglante que possible. Quel que soit le scénario, un régime de sanctions contre la Russie et des mesures de rétorsion de la part de cette dernière sont susceptibles de persister au cours des années à venir. Les importateurs d’énergie et de denrées alimentaires en Afrique resteront exposés à ces vents contraires.

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