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Leila Doukali, présidente de l’AFEM: «Il faut dédiaboliser la relation des femmes à la banque»

Leila Doukali, présidente de l’AFEM: «Il faut dédiaboliser la relation des femmes à la banque»

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Au Maroc, le sujet du financement demeure encore houleux. S’il est compliqué d’y avoir accès, selon les milieux, cela l’est davantage pour les femmes, et encore plus pour les femmes entrepreneures.

«La priorité post-Covid pour l’Afrique, c’est la création d’emplois, la promotion des femmes et le financement de l’infrastructure, en respectant l’environnement». Ces mots sont d’Akinwumi Adesina, président de la Banque africaine de développement (BAD). En clair, la reprise économique post-Covid en Afrique ne saurait se faire sans la femme. A juste titre, pas moins de 5 milliards d’euros ont été débloqués pour les femmes du continent, dans le cadre de l’Initiative pour favoriser l’accès des femmes au financement en Afrique (AFAWA), lancée par la BAD.

Au Maroc, le sujet du financement demeure encore houleux. S’il est compliqué d’y avoir accès, selon les milieux, cela l’est plus pour les femmes, et encore plus pour les femmes entrepreneures. Plus en détails, plusieurs segments de la population restent exclus de l’économie. En chiffres: un adulte sur trois au Maroc est titulaire d’un compte bancaire contre un adulte sur deux dans la région MENA (Moyen-Orient et Afrique du Nord).

Malheureusement, certains segments sont en reste, plus particulièrement celui des femmes: «Moins de 20% des femmes de plus de 25 ans disposent d’un compte bancaire, et elles ne sont que 3% à épargner et seulement 2% à avoir accès aux crédits bancaires», selon Marie Alexandra Veilleux-Laborie, directrice de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD) au Maroc. Evidemment, cette situation est encore plus alarmante dans le milieu urbain.

Alors, que faire pour inclure les femmes dans l’économie marocaine? Les femmes entrepreneures doivent avoir leur place au cœur d’une politique stratégique dédiée. Bien qu’elles soient confrontées à des difficultés pour accéder au fonds de départ, elles sont partie prenante de l’économie du pays.

Un effort bancaire s’impose, afin de proposer une offre spéciale aux nouvelles entrepreneures. Une diversification de l’offre, avec une proposition adaptée à la situation de l’entrepreneure est donc incontournable. A ce propos, Sophia Benamar, responsable de programmes chez ONU-Femmes, ajoute qu’il faudrait développer les connaissances des femmes afin qu’elles puissent utiliser les outils et les mécanismes de financement.

Par ailleurs, le nouveau modèle de développement (NMD) s’est aussi penché sur la question de l’inclusion financière des femmes. Trois objectifs ont été fixés. Le premier concerne l’annulation des contraintes sociales qui limiteraient la participation des femmes, à travers le renforcement de la protection sociale et le développement de services et infrastructures qui faciliteraient l’accès à l’emploi aux femmes, tels que des crèches, des structures de garde d’enfants au sein des grandes entreprises, un aménagement du temps de travail, une proposition de scolarité des enfants en journée continue, des transports publics sécurisés…

Vient ensuite le renforcement des dispositifs d’éducation, de formation, d’insertion, d’accompagnement et de financement destinés aux femmes. Cela passe par une lutte accrue contre l’analphabétisme des femmes et l’abandon scolaire des filles, une protection des droits fonciers, notamment ceux relatifs aux terres collectives dans le rural, et une promotion de l’entrepreneuriat féminin grâce à un meilleur accès au financement.

Enfin, le troisième objectif porte sur la promotion de l’égalité et de la parité, même au sein du couple, afin de mettre fin aux violences et discriminations à l’égard des femmes. Cette sensibilisation débutera dès la scolarité de l’enfant, à travers ses manuels, ou dans les médias.

Une croissance économique post-Covid ne saurait se faire sans l’inclusion des femmes, qui représentent près, voire plus, de la moitié de la population. La bancarisation des femmes d’affaires dans le rural, souvent à la tête de mini-industries, impacterait positivement la relance économique. Nous faisons la lumière sur ce sujet avec Leila Doukali, présidente de l’Association des femmes chefs d’entreprises du Maroc (AFEM).

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Ni9ach21: Comment mettre en marche l’inclusion des femmes?

Leïla Doukali: Pour moi l’inclusion, c’est impliquer financièrement les femmes. C’est donner accès aux femmes marocaines à des produits bancaires qui leur permettraient de financer leur projet. On parle là de solutions à petite et grande échelles. C’est une offre adaptée en produits financiers. En effet, il y a beaucoup de femmes dans le monde rural, et l’on ne saurait parler d’inclusion financière sans parler d’elles. Ces femmes-là sont dans l’informel, avec des sources de revenus tellement faibles qu’elles arrivent à peine à couvrir leurs besoins essentiels.

Qu’est-ce que les banques pourraient mettre en place pour les aider?

L’inclusion financière de la femme est un vecteur essentiel de réduction de la pauvreté et le Maroc a des objectifs très ambitieux à ce niveau. On le voit notamment à travers les conclusions de la Commission spéciale sur le nouveau modèle de développement, à horizon 2035. Il faudra retrousser les manches, car ces objectifs ne pourront être réalisés qu’avec une implication réelle de la femme dans la sphère économique. Pour ce faire, nos institutions bancaires doivent disposer de services financiers utiles et adaptés.

… plus précisément pour les femmes dans le monde rural?

Oui, car ces femmes n’ont jamais poussé la porte d’une banque. Elles n’en voient pas l’intérêt. Il faut donc tout d’abord dédiaboliser la relation à la banque et surtout la vulgariser. Ce ne sont pas forcément les gens qui ont beaucoup d’argent qui peuvent pousser la porte d’une banque. Par ailleurs, demeurent des frais financiers tellement hauts qu’ils ne sont pas bien accueillis dans ces milieux. Par exemple, les crédits pour les logements sociaux semblent très attractifs, accessibles sans avoir un travail fixe. Mais au bout de 20 ans, le créditeur paye près du double de la somme.

Les institutions bancaires ont des produits très attractifs (santé, retraite…) mais pas toujours visibles. A mon avis, c’est à la banque d’aller vers les clients et non le contraire, surtout en zone rurale, afin d’avoir un maximum de proximité. Pour le moment, les femmes des zones rurales ne voient pas l’intérêt d’ouvrir un compte, tellement les frais sont élevés. A partir du moment où une femme va se sentir à l’aise avec une institution bancaire qui est à l’écoute en lui proposant des produits personnalisés, comme une aide ou un accompagnement sanitaire pour quelques dirhams par an, elle pourrait y être sensible. Ce type de produit existe déjà, mais on ne les connaît que si on se rend en banque.

Moins de 20% des femmes de plus de 25 ans disposent d’un compte bancaire. Comment augmenter ce pourcentage?

C’est incroyable, car cela coïncide étrangement avec le taux d’activité des femmes au Maroc. Elles sont donc obligées d’ouvrir un compte afin de recevoir un virement de leur employeur. L’on doit passer par ce genre de choses. Les entreprises ne payent plus en espèces, c’est donc une obligation. Mais pour la majorité, puisque leur revenu est réglé en espèces, elles ne voient pas l’intérêt d’ouvrir un compte. En plus de cela, elles sont fondamentalement au courant des frais excessifs en banque. Il faut donc aussi combattre l’informel. On parle là de femmes qui travaillent avec leurs mains, qui sont, à elles seules, des mini-industries, sans le savoir.

En termes de chiffres, que représentent les femmes à la tête d’entreprises?

Le taux de création d’entreprises par des femmes se situe autour de 10%, dont 80% sont des TPME, ce qui est trop bas. Mais nous avons en face un chiffre, dévoilé par Deloitte, indiquant que l’appétence de la femme marocaine à créer son entreprise est à hauteur de 34%, en 2021, contre 17% en France. La volonté est donc là. A nous, en tant qu’AFEM, de leur venir en aide.

De nos jours, l’accès au financement demeure-t-il un frein?

Nous avons des produits tels que Intelaka, qui est un très bon produit avec un taux très bas. On n’a jamais vu ça. Mais il faut savoir faire le business plan et il faut ensuite savoir le présenter. Dans le cadre du programme Nawat de Maroc PME, nous proposons des formations gratuites afin d’aider les porteuses de projets, les auto-entrepreneures et les TPE. Ces formations sont dupliquées à travers les quatre régions du Maroc. A nous, société civile, d’être le porte-parole de tous ces programmes pertinents mis en place. Il y a une véritable volonté d’accompagner ces femmes à créer de la valeur ajoutée.

Nous avons également lancé la création d’une help team dédiée aux cheffes d’entreprises et leur permettant un accompagnement juridique, financier, fiscal gratuit, ou répondant à tout autre problème rencontré lors du développement de l’entreprise.

Nous sommes dans une société patriarcale et il n’est pas courant de pouvoir compter sur le soutien d’un homme qui va voir l’intérêt de la femme avant le sien, même si elle est cheffe d’entreprise et qu’elle contribue à égalité, voire davantage, au sein du foyer. Pour s’épanouir, la femme marocaine, souhaitant de plus en plus son autonomie financière, a véritablement besoin d’un soutien moral, d’accompagnement, d’écoute…

Un mot pour conclure ?

La femme marocaine est solvable, et il n’y a pas de différence en termes de crédits octroyés. Toutefois, prôner un taux d’intérêt ou une fiscalité plus basse parce qu’il s’agit d’une femme? Vous ne m’entendrez jamais le dire! Une femme est autant capable qu’un homme. Il faut juste l’accompagner dans certaines zones, le temps qu’elle puisse prendre son envol. L’inclusion financière de la femme doit faire partie des enjeux des élections et des projets de nos futurs gouvernants. Il faut mettre en place une solution réelle et efficace, notamment en milieu rural.

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