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Story. Maroc-Espagne: la crise de tous les possibles?

Story. Maroc-Espagne: la crise de tous les possibles?

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Depuis le mois d’avril, le Maroc et l’Espagne sont engagés dans une crise diplomatique sans précédent. Mais cette situation pourrait être une chance d’en finir définitivement avec les ambigüités.

Si proches et pourtant tellement éloignés. Les relations entre le Maroc et l’Espagne ont toujours été très mouvementées. Constituant l’un pour l’autre la porte d’entrée vers l’autre continent, du fait de leurs positions géographiques à la plus petite frontière maritime entre l’Afrique et l’Europe – le détroit de Gibraltar (bras de mer de 14 km), les deux pays ont une longue histoire commune remontant à plusieurs siècles. Une histoire parsemée de conflits et de crises: guerre du Maroc (1859-1860), situation des présides espagnols, crise de l’îlot Leila (juillet 2002), accord de pêche, protectorat espagnol (1912-1956), crise du Sahara, etc. Néanmoins, en dépit de ces événements, le Maroc et l’Espagne entretiennent des relations riches et dynamiques dans plusieurs domaines.

«Il existe entre le Maroc et l’Espagne une relation qui a su traverser des phases de crises et qui a pu évoluer sur plusieurs niveaux et aussi dans plusieurs domaines jusqu’à se hisser, sur le plan sécuritaire, en une coopération modèle, et sur le plan économique et commercial en une relation de partenariat très positive»

Mohammed Benhammou, président du Centre marocain des études stratégiques

Une coopération bilatérale dynamique

Tout d’abord, sur le plan économique, les relations maroco-espagnoles ont connu une telle évolution que l’Espagne est devenue en 2013 le premier partenaire commercial du Maroc (premier client et premier fournisseur), supplantant la France qui occupait cette position depuis l’indépendance et n’était désormais en tête qu’en matière d’investissements directs étrangers (IDE). Cette dynamique est restée inchangé jusqu’en 2019, avec des échanges atteignant 144,4 milliards de dirhams avec l’Espagne, contre 120,9 milliards de dirhams avec la France, selon l’Office des changes. Dans les détails, le Maroc a exporté pour 67,956 milliards de dirhams vers son voisin du nord, contre 76,412 milliards de dirhams d’importations. De son côté, en raison de cette bonne relation entre Rabat et Madrid, la Confédération générale des entreprises du Maroc (CGEM) prévoyait une augmentation des flux commerciaux à 24 milliards d’euros (environ 253 milliards de dirhams) en 2025.

Le Maroc et l’Espagne coopèrent, également, énormément sur le plan sécuritaire. En effet, nul n’est sans savoir l’immense soutien qu’apportent les services de renseignement marocains à la lutte antiterroriste en Espagne et en Europe, à travers la surveillance des cellules jihadistes sur le Vieux continent. Le patron de la Direction générale de la sûreté nationale (DGSN) et de la Direction générale de la surveillance du territoire (DGST), Abdellatif Hammouchi, a d’ailleurs reçu en septembre 2019 la Grand-croix de l’Ordre du mérite de la Garde civile espagnole en reconnaissance de ces efforts. Le Maroc joue, par ailleurs, un rôle crucial en tant que dernier rempart à l’entrée des migrants clandestins en Europe via l’Espagne; on ne compte plus les mises en échec de tentatives d’assaut de migrants sur les postes-frontières de Sebta ou Melilia, ou par mer vers l’Espagne.

Sur le plan social aussi, le Maroc et l’Espagne sont très liés. Les chiffres se veulent clairs: le nombre de Marocains enregistrés en Espagne s’élève à 869.661, selon un rapport publié en mai 2021 par l’Institut espagnol de la statistique, selon lequel les Marocains constituent la première communauté étrangère en Espagne, représentant 16,1% des étrangers présent dans le pays. Entre 1998 et 2021, leur nombre s’est presque multiplié par 8, selon la même source.

Les Marocains jouent, par ailleurs, un rôle important dans l’économie espagnole, notamment dans l’agriculture: chaque année, plus de 12.000 saisonnières marocaines partent travailler pendant plusieurs mois dans les plantations de fraises de Huelva, en Andalousie. De même, jusqu’à 2019, soit avant le déclenchement de la pandémie mondiale de coronavirus, les ports espagnols voyaient transiter, chaque été, des millions de Marocains résidant à l’étranger (MRE) dans le cadre de l’opération Marhaba.

Le double jeu de Madrid

La relation Maroc-Espagne suivait ainsi tranquillement son cours… jusqu’au 18 avril 2021, lorsque l’Espagne a laissé entrer sur son territoire le chef du Polisario, Brahim Ghali, qui voyageait à bord d’un avion présidentiel algérien sous une fausse identité. Le pot aux roses a été dévoilé le 22 avril par Jeune Afrique, qui a précisé que Ghali a été hospitalisé à Saragosse sous le nom d’emprunt «Mohamed Ben Battouche», de nationalité algérienne. Une énième crise diplomatique venait ainsi d’éclater entre Rabat et Madrid.

Face à cette nouvelle faute grave des autorités espagnoles, le Maroc s’est montré intraitable. Dans un communiqué publié le 25 avril, le ministère des Affaires étrangères, de la coopération africaine et des MRE a interpellé son équivalent espagnol sur l’accueil en catimini du séparatiste qui était pourtant poursuivi pour «torture, enlèvements et soupçons de crimes de guerre» contre des citoyens espagnols. «L’Espagne veut-elle sacrifier sa relation avec le Maroc pour cette personne?», a questionné le département de Nasser Bourita dans sa communication. Et de pointer du doigt le double jeu de Madrid:

«Lorsqu’il s’agit de manigancer avec l’Algérie et le Polisario, le Maroc est en dehors des radars, mais lorsqu’il s’agit de parler de migration ou de terrorisme, le Maroc devient de nouveau important.»

Nasser Bourita, ministre des Affaires étrangères, de la coopération africaine et des Marocains résidant à l’étranger
De son côté, la presse espagnole ne s’est pas montrée tendre avec ses dirigeants. «Le ministère des Affaires étrangères (de l’Espagne, ndlr) a violé ses propres règles, les procédures établies par l’armée de l’air et la convention Schengen de l’Union européenne afin que Brahim Ghali puisse entrer en Espagne sans passer par le contrôle des passeports aux frontières», a dénoncé El Español. En effet, ladite convention oblige tous les pays membres de la zone Schengen à soumettre tout ressortissant d’un pays hors Union européenne au contrôle des passeports. De plus, d’autres éléments, dont des aveux de personnalités espagnoles impliquées dans cette affaire, attribuaient la responsabilité de ce faux pas diplomatique au département de la ministre Arancha González Laya.

Crise de confiance

Epinglées, les autorités espagnoles ont annoncé la comparution de Brahim Ghali devant la Haute cour nationale pour «tortures» et «génocide», le 1er juin 2021. Considérant cette décision comme une «évolution», Nasser Bourita a précisé qu’elle ne constituait pas un grand avancement dans la crise grave entre les deux pays. En effet, le fond du problème est ailleurs: la position ambigüe des décideurs espagnols au sujet du Sahara marocain. A la veille de la comparution de Ghali, les Affaires étrangères marocaines ont publié un nouveau communiqué précisant que la crise n’est pas liée seulement lié au seul cas du séparatiste de 73 ans, mais qu’elle va bien au-delà. Elle a révélé, en effet, les connivences de l’Espagne avec les détracteurs de l’intégrité territoriale du Maroc. Conséquence: une méfiance s’est installée côté marocain envers le voisin du nord et la confiance dans la position des décideurs espagnols sur la question du Sahara a été rompue

Toujours dans son communiqué, Bourita a donc exhorté l’Espagne à clarifier ses positions si elle tient à rétablir la confiance. Comment être sûr que Madrid ne complotera pas à nouveau avec les ennemis du Maroc, et que l’on ne revivra plus pareille situation? «Pour rétablir la confiance, les décideurs espagnols doivent clarifier leur position sur la question de l’intégrité territoriale du Maroc et ils doivent sortir de cette ambivalence et cette ambigüité», nous répond Mohammed Benhammou, rappelant que le Maroc a répondu présent et a été d’un grand soutien à l’Espagne, notamment dans la dernière crise économique en 2008, au moment où l’Etat ibérique était au bord du chaos. «Alors, soit on est dans une relation de partenariat stratégique gagnant-gagnant, d’égal à égal, pour développer des intérêts communs dans le respect mutuel mais aussi dans le respect de l’intégrité territoriale du Maroc, soit on ne l’est pas, et il faut assumer les conséquences», tranche le politologue et expert international sur les questions sécuritaires.

Et des conséquences, ce n’est pas ce qui manque. Outre la rupture de confiance avec un partenaire stratégique aussi important que le Maroc, la relation bilatérale pourrait subir un coup de frein, surtout au niveau de l’économie et du commerce. Ce qui pourrait avoir des effets dévastateurs sur les flux commerciaux entre les deux pays, ainsi que sur les activités des plus de 800 entreprises espagnoles installées sur le territoire marocain dans divers secteurs, selon la Chambre de commerce, d’industrie et de services du Maroc en Espagne, sans oublier les importants flux commerciaux entre les deux pays. Également, au niveau sécuritaire, sans le Maroc, l’Espagne perdrait un allié de poids dans le traitement de la question migratoire. L’entrée d’au moins 8.000 migrants à Sebta le 17 mai 2021 aura donné des leçons.

De bonnes intentions, mais encore?

L’Espagne, consciente qu’elle a énormément à perdre dans cette crise, essaie tant bien que mal de trouver des solutions. Après la comparution de Brahim Ghali, à l’issue de laquelle le juge Santiago Pedraz a refusé d’envoyer le chef du Polisario en prison ou de lui retirer son passeport, l’autorisant ainsi à quitter l’Espagne, la ministre Arancha González Laya a, de son côté, fait part de la disponibilité de son pays à considérer toute solution proposée par le Maroc au sujet du Sahara. Une sortie qui fait office d’aveu de l’Espagne qui reconnaissait ainsi sa grave erreur.

Puis est venu le remaniement ministériel. Et comme beaucoup de médias ibériques s’y attendaient, Arancha González Laya a été limogée et remplacée par José Manuel Albares Bueno à la tête des Affaires étrangères. Auparavant ambassadeur de l’Espagne en France, ce proche du chef du gouvernement espagnol Pedro Sanchez s’est vu confier une mission précise: rétablir la confiance avec le Maroc. En effet, comme le rappelle Ceuta al Día, «de la collaboration avec Rabat dépend le contrôle de l’immigration et du terrorisme jihadiste, mais aussi la stabilité des présides». D’ailleurs, lors de sa prestation de serment le 12 juillet 2021, Albares Bueno a insisté sur la nécessité de renforcer les relations de l’Espagne, «notamment avec le Maroc», qu’il a qualifié de «grand ami».

A travers la nomination d’un nouveau ministre et cette déclaration, Madrid a ainsi affiché ses «bonnes intentions» à l’endroit de son voisin du sud. Est-suffisant, pour autant? Selon Mohammed Benhammou, «ce dont a besoin le Maroc, ce ne sont pas des déclarations mais des actes et des faits concrets. La question n’est pas de changer de personne mais de clarifier sa position sur des questions importantes et qui ouvrent la voie à une nouvelle ère dans les relations». En effet, pour notre expert, le remaniement et les déclarations du MAE espagnol ne représentent aucunement des éléments pouvant mener vers une sortie de crise: «En politique internationale et en relations internationales, on ne construit pas sur des bonnes intentions, on construit sur des faits concrets». Simple.

Ainsi, l’on n’est pas sorti de l’auberge. Et bien malin celui qui pourra prédire la fin de cette nouvelle crise maroco-espagnole. Que veut faire l’Espagne? Si elle veut rétablir la confiance avec son voisin, quels gages peut-elle donner? «Si l’Espagne ne clarifie pas une fois pour toutes sa position, on continuera d’aller de crise en crise», met en garde Mohammed Benhammou, précisant que cette crise est une opportunité pour relancer les relations entre les deux pays sur de nouvelles bases et pour tourner définitivement la page de ce dossier qui fâche. Plus qu’une crise, il y a une chance à saisir.

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