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Interview exclusive. Rajaa Naji Mekkaoui: «On ne peut limiter le Maroc à la seule terre d’islam»

Interview exclusive. Rajaa Naji Mekkaoui: «On ne peut limiter le Maroc à la seule terre d’islam»

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«Le Maroc est un exemple unique de tolérance, de coexistence et de dialogue interreligieux, mais certaines valeurs des jeunes d’aujourd’hui sont tronquées et inexactes», a confié à Ni9ach21 Rajaa Naji Mekkaoui, ambassadrice du Maroc au Vatican.

La 27e édition du Prix international Empédocle des sciences humaines de l’Académie des études méditerranéennes a eu lieu, il y a quelques semaines, à Agrigente, au sud de la Sicile (Italie). Le prix a été remis par l’ambassadrice du Maroc près le Saint-Siège, Rajaa Naji Mekkaoui, à l’archevêque de Rabat, le cardinal Cristóbal López Romero. A cette occasion, elle revient, au micro de Ni9ach21, sur ces particularités qui font du Maroc un modèle dans le monde en matière de coexistence religieuse et de tolérance.

Ni9ach21: Quelle lecture faites-vous de l’expérience marocaine en matière de coexistence sous le leadership de la Commanderie des croyants?

Rajaa Naji Mekkaoui: A travers une histoire vieille de 12 siècles, et grâce aux garanties et aux constantes consolidées par la Commanderie des croyants, la cohésion et la solidarité entre les adeptes des religions monothéistes se sont développées et sont devenues une réalité quotidienne, au point de dépasser les frontières des mosquées, des églises et des synagogues, et ce, à travers tout le Maroc. Ainsi, il est devenu difficile de limiter le royaume à une «terre de l’islam». Au contraire, la Commanderie des croyants s’est toujours vu confier la mission de protéger les juifs marocains, et les chrétiens qui ont immigré au Maroc et s’y sont installés.

Aujourd’hui, dans un monde où les références et les constantes ont été chamboulées, la Commanderie des croyants s’est toujours accrochée aux liens de fraternité qui unissent les fils d’Abraham comme pilier fondamental de la civilisation marocaine, riche de sa multiplicité et de la diversité de ses composantes.

L’histoire du Maroc est parsemée d’exemples notables en matière de protection des personnes de toutes les religions. Pour preuve, lorsque les juifs étaient persécutés dans de nombreuses régions du monde, et en Europe en particulier, ils trouvèrent refuge, protection et sécurité dans les villes et villages marocains, avec la garantie de la Commanderie des croyants. On peut également citer le don d’un terrain par le sultan Moulay El Hassan pour la construction de l’église anglicane de Tanger, ou encore la fois où feu Mohammed V a refusé de livrer les juifs marocains au gouvernement de Vichy, allié des nazis.

Au Maroc, la relation entre les adeptes des religions monothéistes ne se limite pas à la simple coexistence, à la tolérance et au respect, mais va au-delà, jusqu’à l’attachement aux droits et libertés qui doivent être garantis et réglementés par la loi, et à l’adoption d’un comportement civilisé qui exclut toute forme de contrainte, de fanatisme et de supériorité.

Bien que le Maroc ne soit plus une terre chrétienne depuis bien longtemps, la sauvegarde du monastère de Toumliline, (construit en 1952), en tant que carrefour des religions et des civilisations, du dialogue, de la liberté de pensée et de culture, est une autre preuve du respect et de la protection de toutes les religions. La protection des églises, des synagogues, des cimetières des non-musulmans, et la mise en place d’institutions de dialogue entre les cultures sous l’égide de la Commanderie des croyants… Tout cela n’est rien d’autre que la preuve de la tolérance religieuse et l’application pratique de la coexistence et de l’harmonie.

D’ailleurs, en 1996, lorsque 7 moines ont été enlevés et assassinés, alors qu’ils étaient à l’intérieur de leur monastère à Tibhirine, en Algérie, les survivants, au nombre de deux, ont trouvé refuge à l’abbaye Notre-Dame de l’Atlas, qui existe depuis des décennies à Taakit, dans la province de Midelt. Aux côtés d’autres moines, les moines de Tibhirine y sont restés (le dernier survivant est décédé le 21 novembre 2021), et ils ont livré des témoignages sur la vie sociale ordinaire dont ils jouissaient et les relations fraternelles qu’ils ont tissées avec les villageois de Taakit.

Comment la Constitution de 2011 a-t-elle consolidé la tolérance?

Le Maroc s’est distingué comme une terre de migrations parce qu’il a accueilli des vagues successives d’immigration pendant des siècles, en provenance de l’est, du nord et du sud. De ce point de vue, ceux qui l’ont considéré comme patrie ont appris l’art de la coexistence.

La tolérance au Maroc est donc plus ancienne que la codification des lois. Au cours des 14 derniers siècles, les Marocains ont hérité de valeurs, de manières et de règles juridiques qui exigent le respect du pluralisme, de la connaissance mutuelle entre les peuples, de la charité, et de la liberté de croyance. Et lorsque la codification a commencé avec le projet de Constitution de 1908, toutes les Constitutions successives ont consacré de nouvelles valeurs éthiques et une réalité profondément enracinée.

Mais la Constitution de 2011 a augmenté le seuil de protection et a renforcé les constantes de la nation, compte tenu de l’évolution de la société et de la crise des valeurs. Au temps de l’individualisme, du rejet de l’autre, de l’extrémisme et de la haine, la réponse du législateur marocain a été forte, en s’attaquant aux tentatives de remise en cause des valeurs de coexistence, de connaissance mutuelle, de respect de la diversité, et à la déformation des référentiels.

D’ailleurs, imposer la Constitution n’est pas seulement une garantie de ces valeurs, mais de leur pérennité et leur intégrité, et le devoir de prendre en compte les changements de la vie contemporaine en les protégeant contre toute altération. Cela exigeait une volonté collective, dans laquelle, en plus des obligations de l’État, les efforts du gouvernement, des universitaires, de la société civile, des médias et du grand public se combinent pour combattre les vagues d’individualisme et d’extrémisme idéologique.

Compte tenu de tout cela et ayant conscience de ces besoins, le législateur marocain y a donc répondu généreusement, et a prononcé le dernier mot, en soulignant le devoir du peuple marocain de s’accrocher aux valeurs d’ouverture, de modération, de tolérance, de dialogue et de compréhension mutuelle entre les cultures et civilisations humaines, dans la mesure où il s’est fait un devoir de protéger la cohésion et la diversité des composantes de l’identité nationale.

A votre avis, le peuple marocain est-il suffisamment imprégné de ces valeurs? L’absence de grandes communautés religieuses a-t-elle contribué à l’absence de différends?

Non, et mille non! Ce qui précède montre à quel point prévalaient non seulement la coexistence, mais aussi l’harmonie, la solidarité, les visites et la fraternité, dans le cadre du respect total des croyances. Arrêtons-nous simplement sur quelques exemples.

Les générations précédentes ont toujours vécu la diversité ethnique et culturelle dans l’harmonie, l’amour et la solidarité, réellement et sans qu’il soit nécessaire de la codifier dans des lois, car les règles de la charia imposent au musulman le devoir d’accepter l’autre, sa différence, voire même de le fréquenter et le traiter avec bienveillance. D’ailleurs, la plupart d’entre nous gardent encore en souvenir des moments merveilleux, quand le nombre de juifs était beaucoup plus important qu’aujourd’hui, et comment ils partageaient la vie quotidienne, se réjouissaient les uns avec les autres, célébraient les uns avec les autres, se consolaient, partageaient de la nourriture et des boissons et allaitaient même leurs enfants.

Pour illustrer le degré d’harmonie interreligieuse au Maroc, l’exemple de la ville de Ouezzane est édifiant. Pendant plusieurs siècles, les juifs ont vécu paisiblement au cœur de la Zaouïa (édifice religieux) Al Ouazzania, ont construit leur Mellah (quartier juif) sur la propriété de la Zaouïa et étaient protégés et en sécurité dans sa forteresse. De plus, on trouve dans la ville les plus grands marabouts de la communauté juive et leurs cimetières. Ce précieux patrimoine est gardé et sauvegardé par les musulmans du même village, et ils ont continué à y pèleriner au moins deux fois par an, sauf pour les visites qui ne s’arrêtent pas.

Malheureusement, les jeunes d’aujourd’hui ignorent de nombreuses règles juridiques, des valeurs morales et une réalité de vie qui dure depuis plusieurs siècles. La raison: les valeurs dont les jeunes s’imprègnent ont été tronquées, faussées et déséquilibrées. Il y a donc un besoin urgent d’initier les jeunes aux valeurs de tolérance, de convivialité, de modération, de connaissance mutuelle entre les peuples, d’acceptation de l’autre et de bienveillance envers lui.

Selon vous, quels facteurs ont contribué à ce que les Marocains acquièrent ces valeurs et cohabitent à travers l’histoire avec différentes communautés, contrairement à nombre de sociétés minées par les guerres sectaires et religieuses?

Le modèle marocain, qui s’est dupliqué en Andalousie jusqu’à ce que les deux modèles deviennent des exemples dans le monde entier, ancien et actuel, a des facteurs et des causes, dont un certain nombre ont été mentionnés précédemment, en plus de la nature acquise par ceux qui se sont installés sur cette terre considérée comme un carrefour et un lieu de rencontre pour les religions, les sectes, les langues, les cultures et les coutumes. Au fil des siècles, les Marocains se sont imprégnés des valeurs de convivialité et d’harmonie, pas seulement de coexistence, et ont maîtrisé l’art d’accueillir tous ceux qui sont opprimés et dans le besoin.

Actuellement, le Maroc connaît d’importantes vagues de migrations en provenance d’Afrique subsaharienne, mais aussi de tous les foyers de tension (Syrie, Libye, Yémen…). Pourtant, chacun trouve sa place, cohabite avec les Marocains dans des quartiers socialement mixtes et jouit d’une solidarité sociale, que ce soit sous forme d’emploi, d’aumône, de zakat, ou de toutes sortes de charité et d’assistance des migrants. C’est l’authenticité marocaine.

Quant à l’idéologie extrémiste, c’est une chose exceptionnelle et urgente, et elle n’a pas d’origine sur le sol marocain. L’exception ne confirme pas la règle, et la société marocaine a développé des réflexes pour répondre à toutes les pulsions en dehors de ce sur quoi les Marocains se sont mis d’accord.

Enfin, quelles sont les symboliques de la cérémonie d’hommage au cardinal Cristóbal Lopez Romero?

Immédiatement après le retour du Pape de sa visite au Maroc (31-30 mars 2019), celui-ci a décidé de promouvoir l’archevêque de Rabat au rang de cardinal, le plus haut rang dans la hiérarchie du Saint-Siège. D’ailleurs, le fait qu’un évêque soit promu au rang de cardinal dans un État islamique, et dans lequel il n’y a pas de citoyens chrétiens, mais plutôt des étrangers et des immigrés, devrait être considéré comme un message fort avec des connotations profondes adressé directement au roi du Maroc en signe d’appréciation et de respect pour sa personne, et aussi pour la tolérance dont fait preuve le Commandeur des croyants, en plus de sa qualité de président du Comité Al Qods et de l’Agence Bayt Mal Al Qods.

Honorer le Cardinal est, en fait, un hommage au modèle marocain unique, ancien et nouveau, et un hommage aux Marocains et à l’art de vivre qu’ils ont tissé au fil du temps. D’ailleurs, tout au long de l’hommage, tous les intervenants sur le podium ont loué les particularités du Maroc, son hospitalité, et ont félicité le Commandeur des croyants pour ses positions qui ont toujours surpris le monde sur des questions extrêmement humaines et solidaires, en tendant la main aux autres dans les temps difficiles.

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